Le village dort. Pierre longe la rivière, noire sous l’absence de lune, gonflée par la fonte des neiges. Il tourne au coin du jardin de curé qui borde le presbytère et, attentif au silence des murs, rase l’église épaisse, avec son clocher en forme de casque de prussien, ses contreforts massifs.
L’homme épie les silences et poursuit son chemin. Sa cible est au coin de la rue, une bâtisse toute en longueur. Plus proche du hangar que d’une maison, elle abrite le jeu de boule de fort du hameau. Dans la région, chaque village possède ce type de bâtiment. Les sociétaires s’y rencontrent dans la journée, autour de la piste de jeu, au comptoir ou les cartes à la main. C’est un lieu ouvert, peu surveillé, chacun glisse le montant de ses consommations dans une fente de la caisse après s’être servi dans le frigo. Longtemps, cette pratique fut sans risques, basée sur l’honnêteté des gens du cru. Certes, quand l’alcool montait à la tête d’un ou deux consommateurs, ils oubliaient parfois de payer, mais cela n’allait pas loin.
Aujourd’hui, les mentalités ont changé. Les petits malfrats du coin pillent parfois la cave du lieu, forcent la caisse et repartent les poches pleines, en se moquant de la stupidité de ceux qui ont encore confiance en la nature humaine. Les menus larcins s’opèrent en plein jour, en l’absence de joueurs. La nuit, on casse plus avant les caisses et portes. La dernière fois, un petit coffre fort a été emporté, avec les quelques euros qu’il contenait. Si on a le temps, on saccage un peu, histoire de bien montrer le mépris dans lequel on tient les paysans du coin. Des veaux ! Des veaux qui, têtus, remettent tout en ordre le lendemain et réapprovisionnent les réserves.
Pierre est un solitaire, il n’est pas partageux. Ses maigres butins, il les garde pour lui, évitant de s’acoquiner avec les voyous du cru, des rebus de la société, des braillards mal embouchés qui tiennent mal l’alcool et se battent entre eux à la moindre vexation. Lui, quand il boit, c’est au sein de son taudis, avec méthode. Ce n’est pas lui qu’on verrait s’affaler dans un caniveau, il ferme sa porte, enlève ses vêtements, se glisse au lit et avale assez de rasades de vin ou d’alcools forts pour sombrer dans un sommeil bienheureux. Une bassine à portée de main, il parcourt alors les méandres de son coma éthylique, au milieu des serpents et des araignées qui surgissent des plinthes vermoulues. Au matin, il nettoie les traces de ses combats et part à la recherche des ressources nécessaires à la beuverie suivante.
L’horloge de l’église égrène deux coups. L’heure des effraies et des fantômes. L’homme s’ébroue, hisse sa carcasse au sommet d’un mur séparant la ruelle d’un potager, saute dans une rangée de poireaux rescapés de l’hiver. Les cliquetis de sa musette ont à peine troublé les lieux. Il l’ajuste sur son dos et s’approche des fenêtres arrière du jeu de boule. Même un improbable passant ne pourrait plus l’apercevoir.
Sans faire dans la dentelle, Pierre casse une vitre et, passant le bras par l’ouverture pratiquée, fait jouer l’espagnolette. Trente secondes plus tard il est dans les lieux.
C’est une grande salle, décorée de fresques naïves qui représentent la bataille du comte. Le jeu de boule, 20 mètres sur 7 mètres, en occupe tout l’espace, ne laissant, tout autour, qu’un cheminement assez large pour le passage d’un homme, avec une rambarde en acier et en bois. La piste forme une sorte de gouttière, comme un fond de cale de bateau. Pierre n’a jamais lancé, sur ce sol en balatum luisant, les boules en cormier, cerclées de fer, que les joueurs utilisent depuis le XVII siècle. Très peu pour lui ! De l’énergie gaspillée !
Il en fait le tour, passant près des panneaux d’affichage des scores, près de Fanny, dont les joueurs embrassent le derrière, à l’occasion. Il atteint la porte donnant sur le bar, ouverte sur des tables en formica et un vieux comptoir de bois. L’air est glacé. Il doit s’éclairer avec une allumette pour guider ses pas. Cet endroit peut être joyeux lorsqu’il est occupé par les joueurs de cartes et les consommateurs. Il est lugubre à cet instant, triste comme une école en période de vacances.
Un frisson lui parcourt l’échine. Triste métier, quand même! Jadis, quand il lui restait un peu de conscience, il aurait aimé être gendarme. Il est voleur! Plus Ribouldingue qu’Arsène Lupin! Fâché avec les études, fâché avec le travail, fâché avec la société, fâché avec les femmes, fâché avec lui-même!
Bah! Si les autres sont assez couillons pour lui offrir de quoi manger et boire, il n’est pas si mal loti, après tout. Pour commencer et se donner du cœur au ventre, il fait le tour du comptoir, déniche une fillette d’Anjou rouge, un tirebouchon, un verre. On a beau être de basse extraction, on aime boire dans un verre ! Le vin, bien que trop froid, lui brule la gorge et l’estomac mais lui apporte les satisfactions qu’un ivrogne en attend. La fillette essorée, il se sent mieux, comme ragaillardi. Il en entame une deuxième mais ne la finit pas, fidèle à ses principes. Se saouler, oui, mais à huis clos ! Il en emportera une dizaine, tout-à-l’heure, dans sa musette.
Pour l’heure, il lui faut trouver de l’argent.
Le tiroir du comptoir ne résiste que faiblement à son pied de biche. Il s’ouvre avec un craquement et montre un ventre vide de toute pièce. Les permanents finiront par gâcher le métier s’ils vident la caisse tous les jours ! C’est nouveau ça!
Pierre est désappointé ! La dernière fois, il y avait même quelques billets. Quelle mesquinerie! Ce monde est pourri! Il va lui falloir se contenter de quelques bouteilles.
Cependant, ce travail supplémentaire mérite un supplément de vin et il finit la deuxième fillette, en entame une troisième. L’entrée de la cave est à droite du comptoir, une porte de bois blanc, ordinaire comme sa serrure, facile à forcer. Une formalité!
Pierre reprend son pied de biche. Un peu alcoolisé, mais sans plus, il se campe devant l’obstacle, introduit l’outil entre le chambranle et la porte. Un coup sec. L’affaire est faite.
L’homme appuie le bout de sa chaussure sur le panneau du bas et pousse. Avec un léger grincement, le battant s’ouvre largement. Puis silence. Un trou noir, un courant d’air glacé.
Pierre craque une allumette, ne serait-ce que pour voir les trois marches qui mènent à la cave en terre battue.
Il entrevoit ces marches puis, deux pas en arrière, deux godillots, un pantalon de velours, une veste de chasse, des yeux rieurs au dessus de deux petits ronds noirs.
Les chevrotines lui arrachent le sommet du crane.
Des veaux, rien que des veaux, vous dis-je!
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