jeudi 23 avril 2015

Nouvelle: Le jour du cul tourné

Je me suis essayé récemment à l'ébauche d'un roman de guerre et, pour l'instant, m'y suis perdu faute de temps et de courage.
Sous forme de nouvelle, cela pourrait mieux me convenir. Les nouvellistes sont sans doute de grands paresseux. Cette procrastination donne le résultat qui suit:

Certaines femmes gardent, du plus profond des âges, l’instinct primitif qui leur fait deviner qu’un homme est tapi dans l’ombre, et les regarde. Il n’est pas d’explication à cela. Pas d’odeur ni de bruit, ce serait trop simple, seul un frisson à fleur de peau…
Ainsi, Marie, ondulant son échine souple vers le pré où séchaient des chemises, sait que Pierre est au sombre de la grange. Elle ne donne aucun signe de cette prescience mais accentue la cambrure de ses reins.
Il fait chaud et l’air vibre les sons de l’été. Une bretelle du caraco blanc glisse sur son bras et elle la remet en place. Le geste est caresse.
Elle fut contre lui au moment de la sieste et il a gardé des odeurs au creux de ses rudes mains de laboureur. Elle était moite et fraiche, à la fois.
Après quelques agaceries, il l’avait tournée sur le ventre et anges et démons s’étaient déchirés. Le nez dans l’oreiller, doigts crochés dans les draps, elle avait accepté, comme une offrande à sa croupe somptueuse, qu’il explora d’un pénis impérieux le pertuis jusqu’alors refusé à ses désirs d’homme.
Etonné de cette petite victoire il n’avait pas retenu son assaut.  Glissant ses doigts au long du ventre puis entre les cuisses de la femme, Pierre avait trouvé l’humidité de l’ouverture délaissée et y avait joué une partition qui peupla l’air de sons rauques.
L’orgasme puissant de Marie faillit le désarçonner mais il se maintint sur la cavale et déversa en elle une semence, stérile par destination.
Le chien qui, pendant l’accouplement, avait guetté les bruits bizarres du logis, était retourné au frais de sa niche.
Vautré dans ses sueurs, le couple s’était accordé quelques minutes de langueur puis, d’un coup de rein, elle s’était débarrassé de lui et, le laissant pantois au fond de la couche, s’en était allé tirer une seille d’eau fraiche à la pompe. Elle y avait plongé ses belles mains de lavandière et rafraichi ses épaules et son cou meurtris par la barbe rêche du mâle. Elle était femme et fière. Elle était sienne. Il lui appartenait.

La belle fermière rassemble les chemises sur un bras et traverse la grande cour pavée.
La main en visière elle jette un regard vers le vallon de la Quintaine. Il fera lourd demain, dans le regain, quand il ira le faucher.
Ce sera une rude journée mais le soir, au seuil de sa demeure, elle l’attendra.

Pierre se décolle du poteau de bois qui soutenait sa fatigue et tourne les yeux vers le bois de chênes et de trembles qui domine ses terres puis vers la ferme, semblable à  toutes les closeries éparpillées sur le territoire de sa commune. Le logis, l’étable et l’écurie sont sous un même toit d’ardoises et forment une grande longère en pierres. Les portes et fenêtres sont encadrées de tuffeau et, en ce beau mois d’août, béent sur la cour pavée.
Il rejoint Marie dans la pièce à vivre.
Entre la cheminée et le grand bahut en noyer, la comtoise du grand-père Auguste égrène les secondes qui les séparent des vêpres. Les cloches de l’église vont bientôt battre le rappel des paroissiens, du moins, ceux qui sacrifient encore à cette petite messe du soir.
Sa femme a déjà enfilé une longue robe noire, rappel du deuil récent de son père, couvert ses épaule d’une courte veste de calicot et entreprend de fixer un chapeau  sur sa blonde chevelure. Même attifée ainsi, elle reste appétissante avec ses bras blancs jetés vers les épingles de sa coiffe. Il se garde bien de l’approcher, elle le rabrouerait.
Il est des heures pour l’amour et d’autres pour son sacré bon dieu. Marie était vierge, plus encore que la mère de Jésus quand, début juillet, il put enfin dénouer les rubans de sa robe de noces. La nuit avait tenu ses promesses !
Il s’approche du calendrier des postes, tâche sur le mur de la cuisine. Nous sommes le samedi 1er août 1914.
L’été s’annonce paisible. Les blés promettent des silos bien remplis et des greniers débordants de paille dorée.
Dans l’écurie, la jument donne du sabot sur les bas flancs. Dans la Prée, un veau donne des coups de tête sous sa mère et cherche le pis. La truie est sur le flanc assaillie par une douzaine de porcelets roses.
Le coq a claironné ce matin que l’univers était en ordre.
On lui cèle qu’il est prévu d’en faire un ragout la semaine prochaine.
Cela se caquette dans la basse cour.

« Fais donc taire ce chien!» s’est énervée Marie, toujours aux prises avec son bibi.
Mais, Pierre s’est figé et doigt tendu réclame silence.
Car, le son des cloches du village s’amplifie et annonce un drame. Aucun doute ne peut subsister. C’est le tocsin, sinistre et lancinant, celui des grands malheurs.
Le chien a été le premier à entendre la voix de l'airain.
Ils se regardent puis, d’un seul élan, sont dans le chemin du bourg. Ils ne prennent même pas le temps de crouiller la porte. Silencieux, cœur battant, ils vont.
D’autres villageois pressent le pas vers l’église, l’air grave. Des regards s’échangent. Ils ont hâte d’apprendre ce qu’ils savent déjà.
C’était donc vrai !
Dans un pays qu’ils seraient bien en peine de situer, la mort d’un petit archiduc va obliger les hommes à abandonner leurs récoltes, leurs boutiques, leurs ateliers, leur famille.
Ils ont peine à y croire et pourtant ces affiches, placardées sur le portail du vieil édifice, et à la mairie, le disent bien :
« Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées ».
« Le premier jour de mobilisation est le dimanche 2 août 1914. » Demain !
Animaux, voitures et harnais ! Ces trois mots, à eux seuls, ont plus d’impact sur l’esprit des paysans que leur propre mobilisation. Si on touche à leurs chevaux, c’est que cela doit être grave !
« Tout français soumis aux obligations militaires doit sous peine d’être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions du FASCICULE DE MOBILISATION (Pages coloriées placées dans son livret). »
« Cré bon Dieu de bon Dieu ! » Pierre ne trouve pas d’autres mots et fait de cette phrase une litanie.
Il est de la classe 10 et comprend que, dès demain, il lui faudra rejoindre Angers et le 135ème Régiment d’Infanterie.
Marie aussi a compris. Il la rejoint. Appuyée contre la muraille de la nef, elle presse sur sa bouche deux poings serrés. Les jeunes rappelés paraissent presque joyeux et se dirigent vers les cafés du bourg mais les femmes savent !.
Elle en veut à Pierre. Elle en veut à tous les hommes de la terre, ces idiots. Elle refuse sa compassion et lui fait signe de rejoindre ses cousins et ses amis. Ils forment un petit groupe au détour de la rue et l’attendent.
Il est assez lâche pour lui obéir, pour fuir sa tristesse. Il n’a pas peur. Après tout, c’est l’affaire de quelques jours, au plus quelques semaines. Elle rejoint les autres femmes.
Il la perd.
Les jeunes mobilisés s’échauffent bientôt autour des fillettes de vin d’Anjou.
« Encore une que les prussiens n’auront pas ! » Puis encore une et encore une.
Il est de nature sobre mais, quand il rentre à la ferme, Marie, sans dire un mot sert la soupe et le lard puis va se coucher. Ce sera une nuit du cul tourné!
Combien se maudiront, en attendant une permission, d’avoir ainsi gâché la dernière nuit passée auprès de leur compagne ?
Le coq a gagné quelques mois de répit. Le ragout est reporté.

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