Amis lecteurs, prenez ce récit avec les précautions d'usage en présence d'un roman. Beaucoup de faits se sont réellement produits, d'autres sont de mon invention. A vous de faire le tri. Les clés sont dans le thon, pardon, dans le ton!
Les préparatifs.
Dans un recoin sombre de la taverne « La Galée Frileuse », Johan le Roux, dit « Pattes Tortes » tourne une tasse de mauvais vin dans ses mains calleuses. Aujourd’hui, il a l’alcool triste des soirs où une putain sans âge, habituée de sa table, est déjà en mains dans les soupentes du tripot. Il n’avait pas les trois deniers nécessaires à la compagnie de la vieille.
Dans tous les mauvais lieux du Crotoy, les tenanciers et les filles de mauvaise vie empochent la monnaie de tous ces marins et de tous ces soldats que les galères, barcasses et autres barges ont déversés dans la ville.
Dans tous les ports de la Manche, c’est la même effervescence. Des milliers de braillards dépensent leur pécule en attendant que la flotte hétéroclite, armée par Philippe VI de Valois, prenne son essor. Chaque jour, des manœuvriers chargent les cales avec des arbalètes de corps, à deux pieds, arme favorite de la piétaille française, des dards ferrés ou déferrés, des lances et fers de lance, des houes et des cognées.
On a même embarqué sur les plus gros vaisseaux, ceux appartenant au roi, des sortes de pots à feu, artillerie sommaire destinée à projeter des flèches à empennage de métal appelées « garrots ».
Les fourriers s’activent et les capitaines, nerveux, gueulent plus que d’habitude. Pattes Tortes a remarqué qu’aucun cheval n’a été emmené dans les cales, signe qu’il ne s’agit pas d’un projet de débarquement chez ces maudits anglais, ou même dans cette Ecosse, ou dans ce Pays de Galles, qui nous sont alliés. Cela sent plutôt le blocus de port ou une bataille au large, évènement encore très rare en ce XIVe siècle.
Le bruit court que des galères génoises ont embouqué l’estuaire de la Seine, et ne sont pas loin du clos aux galées de Rouen où un dernier vaisseau royal est en cours d’armement. Les génois sont des mercenaires marins, habiles à la manœuvre, tacticiens hors pair, durs au combat mais imbuvables dans les tavernes qu’ils envahissent en bande, prompts à sortir le coutelas.
Johan garde sous l’œil gauche une estafilade violette, souvenir d’une rencontre avec une de ces fripouilles italiennes en 1336, de retour d’une expédition en Ecosse. Agile comme un jeune chat l’autre avait pu entailler sa joue avant que les grosses pattes du français ne lui rompent le cou. Cela se passait dans une ruelle d’Harfleur. Le français n’avait pas demandé son reste et regagné son bord avant que des sergents du guet ne découvrent le corps.
En ce mois de mai 1340, l’air est doux, le temps propice à la navigation. L’homme sort de la bâtisse, se bouche les narines en longeant un mur contre lequel des générations de marins ont uriné leur vin puis regagne son bord. Il est gabier à bord du Saint-Georges, le vaisseau « amiral », si tant est qu’on appelât ainsi, à cette époque, le navire où embarquera bientôt le Sénéchal de Beaucaire, Hugues Quiéret.
Ce picard est avant tout un organisateur de transports plus habitué aux chevaux qu’aux embruns. Le roi, en le nommant, n’a pas envisagé de bataille navale.
Il partage le commandement de cette « escadre » avec Nicolas Béhuchet, administrateur, trésorier du roi, maître des eaux et forêts, toutes fonctions qui ne lui ont pas donné de compétences navales particulières.
Il a déjà participé à des expéditions mais, ses seuls exploits se sont exercés au détriment de convois de sel ou de vin, emmenés par de lourds navires marchand, de Guérande à Southampton, ou de Bordeaux vers ce même port anglais.
Le départ.
Dans la matinée du 1er juin, Johan a vu passer au large une douzaine de galères génoises, étendard au vent, elles avançaient mollement vers le nord, signe que la destination de l’escadre serait un port des Flandres, en révolte sourde contre le roi de France depuis que les anglais avaient cessé leurs livraisons de laine.
Coupés des approvisionnements nécessaires à leurs fabriques de draps, les bourgeois de Bruges et de Gand avaient viré casaque. Ils avaient choisi Edouard III comme roi, au détriment de Philippe VI de Valois.
Un certain Jacob van Artevelde, sorte de bourgmestre élu de la ville de Gand, mène la révolte contre Louis 1er de Flandre, le comte vassal du roi de France. Il a offert à Edouard III les « clés » du comté contre une reprise des livraisons de laine.
En 1340, la Flandre soutient donc les anglais et nous n’en sommes pas encore au revirement qui verra, en 1345, ces mêmes flamands assassiner Jacob et retourner dans le giron français.
Pour l’heure, il faut imaginer deux cent bateaux français, quittant les différents ports de la côte de la manche, et emboitant le pas, pardon les coups de rames, aux galères génoises. Ils se dirigent vers la mer du Nord en longues théories. Le spectacle devait être grandiose vu du cap Gris Nez ou des hauteurs de Calais.
L’objectif.
Deux rois vont s’affronter sur les eaux vertes de la mer du Nord. Philippe VI, neveu de Philippe IV le Bel qui a inauguré en 1328 la dynastie des Valois, après que le dernier des capétiens directs, Charles IV fut mort sans descendant mâle et Edouard III, petit fils de ce même Philippe le Bel qui revendique la couronne de France.
Philippe VI a décidé d’envoyer cette escadre devant le port de Bruges afin de s’opposer à toute tentative de débarquement anglais. Il est persuadé que son cousin traversera la Manche, à un moment ou à un autre.
Edouard III a rassemblé une force navale comparable à celle des français dans le sud-est de l’Angleterre, à Orwell. L’anglais a embarqué douze milles archers sur les vingt milles soldats de l’expédition.
Si vous êtes déjà allé à Bruges, vous allez vous demander pourquoi je parle du blocus du port de Bruges. En effet, de nos jours, cette ville flamande est à 16km de Zeebrugge, la côte la plus proche.
Mais, en 1340, un bras de mer, aujourd’hui complètement ensablé, permettait d’amener les bateaux, à marée haute, aux quais de la cité.
L’escadre française rejoint donc le bras de mer et y pénètre, bien décidée à installer un inexpugnable bouchon.
Deux cents navires français embossés dans l’estuaire du Zwin avec, à leur bord, vingt-mille soldats, voilà qui devrait faire réfléchir l’anglais!
Mais, c’est justement là que le bat blesse. Dans la soirée du 23 juin, Pattes Tortes, de quart sur la dunette arrière de son vaisseau, voit approcher une barcasse génoise. Le Génois Helie Barbavera, célèbre dans tous les ports pour sa bravoure et son habileté, demande à monter à bord. Conduit auprès des deux commandants français il leur annonce que ses galères ont repéré les nefs anglaises au large.
Il tente aussi de leur démontrer le danger de leur dispositif. Une telle concentration de navires empêcherait toute manœuvre et les anglais, au contraire, auront pour eux, la marée, le soleil, l’espace.
Cette tactique a valu une terrible défaite aux flamands, trente six ans plus tôt, face aux nefs de Philippe le Bel.
Mais l’entêtement de Béhuchet confine à la pure bêtise. Non seulement il persiste dans sa décision mais il ira même jusqu’à faire mettre en panne ses navires, amarrés bord à bord d’une rive à l’autre et reliés par des chaines.
Déjà, les anglais sont apparus à l’horizon, ils semblent hésiter.
Les heures précédant la bataille.
En réalité, ils attendent tranquillement la marée. Un de leurs navires, détaché vers le sud-est vient débarquer sur la côte l’évêque de Lincoln et plusieurs espions. Le premier se rend à Bruges pour alerter les flamands et demander leur appui. Les seconds viennent observer le dispositif français au bord du bras de mer.
Cette attente fait croire aux marins français que les anglais hésitent ; qu’ils ont même renoncé, on se gausse de cette couardise.
Devant le barrage, encordé sur trois lignes, les commandants français ont laissé quatre vaisseaux de guerre libres de manœuvrer, concession ultime aux craintes génoises. Ces derniers, libres également, observent les deux partis au large d'une ile située dans la baie., .
Sur un des vaisseaux anglais, on trouve les dames de la cour d’Edouard III, venues en spectatrices, toutes émoustillées par le spectacle à venir. Il serait anachronique de dire qu’on leur sert du thé mais, l’ambiance est à l’euphorie.
La bataille.
Le matin du 24 juin, les anglais prennent position face aux français, à quelques encablures. A midi, le vent vient du large et la marée est montante. Edouard lance sa meute.
Tout se passe alors comme dans une quelconque bataille terrestre. Comme on le verra plus tard à Crécy et à Azincourt, les archers anglais font pleuvoir les flèches sur le pont des navires attaqués. Les arbalétriers ont une cadence de tir quatre fois inférieure à celle de leurs adversaires et leur engin est peu maniable.
Sur le Saint-Georges, Johan le Roux s’est abrité sous le premier pont. Quand il en ressort il contemple hébété le plancher du navire, hérissé de flèches. De nombreux arbalétriers sont hors de combat.
Pourtant, les premiers contacts ont permis de couler quelques adversaires, grâce aux canons embarqués. La nef des dames de la cour est partie par le fond, piètre victoire. Les galères génoises arraisonnent même quelques unités anglaises.
Le matelot aperçoit, à quelques encablures, le bateau du roi Edouard III, le cogue Thomas, qui manœuvre pour aborder le Saint-Georges. C’est un moment décisif de la bataille. Un arbalétrier réussit à blesser le roi d’Angleterre, debout sur le château arrière du cogue, qui reçoit un dard dans la cuisse.
Pattes Tortes s’est muni d’un sabre court d’abordage. Les français jettent leurs grappins sur l’anglais et investissent son bord. On aperçoit les deux commandants, Quiéret et Béhuchet, au cœur de la mêlée.
Mais les anglais prennent rapidement l’avantage. Moins éprouvés par les premiers combats, ils submergent les assaillants et font prisonniers les deux commandants. Johan assiste alors à la fin des deux chefs de l’expédition française. Edouard III n’a pas apprécié le sort fait à ses dames de compagnie ainsi que cette blessure qui le fait horriblement souffrir. Quiéret est amené près du bordage. On lui appuie la tête sur la lisse et on le décapite proprement. Béhuchet est pendu haut et court à la grand vergue. Le matelot se résigne à son sort. Il se satisfait d’être jeté à fond de cale avec quelques compagnons.
Dans le même temps, Helie Barbareva harcèle les nefs d'Edouard III. Il attaque les anglais de flanc avec ses quarante galères. Mais cinquante barques venues de Bruges attaquent les Français par l'arrière.
Alors, les galères génoises quittent la bataille accompagnées d’une trentaine de bateaux français qui ont réussi à s’extirper de ce piège.
Parmi les membres de la troupe et des équipages enfermés dans la nasse, beaucoup se noient, d’autres mettent pied à terre. Ils sont accueillis par les Flamands qui les massacrent sans pitié.
Les pertes sont incroyables. Plus de vingt mille morts côté Français, neuf mille côté Anglais.
Au Moyen-Âge ces chiffres ne sont pas habituels non plus que le sort réservé aux chevaliers pris par l’ennemi. Ils sont mis à mort alors que l’usage voulait qu’une rançon soit demandée à leur famille. La chevalerie perd ce jour là ses règles coutumières.
La petite histoire dit qu’il fut malaisé d’annoncer à Philippe VI la perte de ses navires et qu’on laissa le fou du roi s’en charger. Il paraît qu’il annonça la victoire avec des mimiques contredisant ses propos…
Pendant plus de trente ans, les rois de France seront contraints de faire appel à des mercenaires étrangers comme les Génois et les Castillans. On vit aussi l’avènement de la mode des corsaires et un renouveau des pirates et de leur « écumerie ».
Par ailleurs, Edouard III pourra traverser la Manche plusieurs fois sans rencontrer de grande résistance navale. Ce sera la période des « chevauchées » consistant à débarquer dans un port un contingent de chevaliers et de soldats qui ravagent tout sur leur passage avant de rembarquer dans un autre port.
Ce sera surtout la grande chevauchée de 1346 au cours de laquelle Edouard III, débarqué avec quinze mille hommes dans le Cotentin, traverse la Normandie, pille Caen, frôle Paris, puis écrase Philippe VI à Crécy avant de mettre le siège devant Calais.
La guerre de cent ans s’installa, en ce milieu, de siècle dans la durée. Si les « amiraux » français ne s’étaient pas enchainés dans le bras de mer de Bruges, il en eut peut-être été autrement. Si….
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