Dans le secteur du
Grand Couronné
11 au 18 août 1914
Travaux de défense.
Jean-Baptiste, Pierre et François
savent, depuis la veille, que les vacances à la ferme sont terminées. Comme
d’habitude, ils ne connaissent pas la destination de leur prochaine
« promenade ».
Ils ont préparé les havresacs.
Sourde inquiétude. La ligne de
séparation entre les Allemands et les Français est à une cinquantaine de km.
Le 11 août, à 5H00 du matin, le 2ème bataillon se met en
branle. Il rejoint l’Etat-major du régiment et les deux autres bataillons à
Fléville.
Sans attendre, toute la troupe continue
sa progression. Bientôt, la nouvelle circule de rang en rang.
-
Nord-ouest, nord-ouest.
-
Nous allons à Nancy.
En effet, la matinée s’avançant,
la densité des habitations augmente. Les rues se garnissent de curieux. C’est
une journée de grosse chaleur. Les nancéens, en chemise ou en maillots de
corps, regardent passer ces soldats en pantalon de laine, avec leurs longues
capotes. Les godillots martèlent le pavé.
A une jolie fille qui lui tend
une fleur, Jean-Baptiste marmonne :
-
T’aurais pas plutôt un verre d’eau ?
Ce que tous ces fantassins en
sueur ne savent pas c’est qu’au même moment, toute la 18ème Division
d’Infanterie traverse Nancy, en deux colonnes, plein nord.
Ceux qui pensaient cantonner dans
la belle cité seront vite déçus. Les nancéens applaudissent et la caravane
passe trainant avec elle des effluves de sueur.
A midi, ils sont dans la banlieue
nord.
Plus de vingt km ont déjà été
parcourus avant qu’ils n’aient le droit de s’effondrer sur place. Interdiction
leur est faite de quitter leur harnachement.
Il est midi. Soleil au zénith. On
ouvre les musettes et on entame les provisions de la journée. Beaucoup
de gourdes sont vides. Quelques habitants apportent de l’eau. Une fontaine est
prise d’assaut.
François met la main sur le bras
de Jean-Baptiste :
-
Ecoute !
Depuis deux heures certains
avaient perçu ces bruits d’orage dans le nord. Mais, lors de cette pause, tous
comprennent que des canons tonnent vers le nord. De gros canons.
Ils l’apprendront plus tard, les
Allemands ont entrepris depuis 10H00 du matin, de bombarder Pont-à-Mousson,
pourtant ville ouverte. Ils utilisent
leur artillerie lourde, déployée à Bouxières-sous-Froidmont, à sept km au nord
de la ville. Le
collège et l’hôpital ont été atteints.
Mais, les sous-officiers arrivent
en courant et les malheureux soldats doivent soulever leur carcasse, s’aligner
et repartir. La journée n’est pas finie.
Ils laissent Nancy derrière eux,
traversent Champigneulles, Bouxières-aux-Chênes. En fin d’après midi, le 1er
bataillon pose ses sacs à Custines, le reste continue jusqu’à Millery où il
partage les cantonnements avec le 7ème Régiment de Hussards.
Quarante km dans les godillots,
cela n’incite pas à la veillée d’autant plus que cela sent l’étape et non la
fin des mouvements. Le rata avalé, la symphonie des ronflements commence.
Leurs craintes étaient
justifiées. Le clairon sonne à 4H00 du matin, le 12 août. Cette fois
quelques insultes accueillent les sergents qui viennent secouer les
récalcitrants.
-
C’est y qu’on irait à Berlin à pied, des
fois ?
-
J’rentre plus dans mes godasses moi !
-
T’avais qu’à pas les enl’ver.
Bon gré, mal gré, il faut bien
rejoindre les rangs.
Or, si la marche ne va
pas être bien longue, la journée le sera pour des gens qui ont les pieds
meurtris, les épaules et le dos marqués par les sangles du sac et les
cartouchières. Rares sont ceux qui ont pu faire une rapide toilette hier soir.
Chacun baigne dans son jus.
Le front n’est pas très loin. Au
nord de Millery, coule la Nadagne, un affluent de la Moselle. C’est une
charmante petite rivière qui serpente entre des collines boisées.
L’avant de la brigade est sur une
ligne allant de Loisy à Ste-Geneviève et Landremont, il est dévolu au 77ème
Régiment d’Infanterie.
Le 7ème hussard est
encore un peu plus avancé et couvre le front.
Nous sommes au cœur d’une région
appelée « Le Grand Couronné », ligne de crêtes, aménagées
sommairement, depuis la défaite de 1870, pour protéger Nancy.
Le 1er bataillon
rejoint les cantonnements de réserve de Bézaumont. Les deux autres gagnent le
col de Millery, où ils bivouaqueront.
Sur la gauche, à une dizaine de
km, plusieurs quartiers de la ville meurtrie de Pont-à-Mousson fument encore.
La Moselle coule paisiblement sous ses ponts de pierre.
En traversant la Nadagne, le 1er
bataillon a aperçu des baigneurs et des baigneuses. Deux mondes se croisent et
s’interpellent. Cela en sera ainsi pendant toute la guerre.
Vers midi, quand François,
Jean-Baptiste et Pierre viennent percevoir des pioches, pelles et brouettes,
ils comprennent qu’un autre type d’exercice va occuper leurs longues journées.
Ils sont presque heureux de
prendre en main ces outils. Ces rudes paysans sont habitués à leur maniement.
En plus, ils apprécient de pouvoir poser au bivouac le havresac et la grande
capote bleue.
Des tranchées existent déjà à
mi-pente des collines dominant la Nadagne. Il s’agit d’en doubler la quantité. Elles
permettent de battre tout le fond de la vallée. Un roulement est organisé. Quand une
compagnie travaille, l’autre surveille et protège. Il fait une chaleur
épouvantable. Impossible de répondre à la tentation d’une baignade même pour
ceux qui sont employés à installer des barbelés, récupérés dans les environs et
retendus sur les rives mêmes de la jolie rivière.
Jusqu’à 22H00, les fantassins
s’activent. Puis, quelques uns occupent les tranchées pour la nuit, les autres
rejoignent le bivouac.
« La nuit se passe sans
incident » (Journal des Marches et opérations du régiment).
Le 13 août, nos amis retroussent leurs manches et retournent sur le
chantier en cours. On les a laissés dormir un peu plus longtemps que
d’habitude. Le seul fait marquant de la journée est le départ de trois
compagnies vers Ste-Geneviève et Loisy où elles vont renforcer le 77ème
R.I. L’une d’entre elles rejoint le château de Dombasle et Port-sur-Seille, en
bordure de la forêt de Facq. Ces soldats sont véritablement à proximité des
lignes allemandes. Des tireurs d’élite les guettent, l’ambiance est tendue, on
prend des habitudes de gibier.
Du 14 au 17 août, Les mêmes travaux occuperont, à quelques variantes
près, les fantassins du 135ème R.I. Ils sont devenus terrassiers.
Quelques veinards se rendent, chaque jour, sur le pont de Marbache pour en
assurer la garde. Ils
apprécient cette occupation purement militaire, peu fatigante, et voient passer
de nombreux civils qui fuient la région.
A partir du 18 août, l’ambiance est au départ. Les soldats sentent
qu’il va se passer quelque chose. Des regroupements s’opèrent. Les havresacs et
les godillots reprennent du service. Le régiment évolue, par compagnie ou par
bataillon, vers l’est. Ordres et contre-ordres se succèdent. En route vers
Moivrons, les 2ème et 3ème bataillons s’arrêtent à Belleau. Le 1er
bataillon quitte les bois de Facq pour Loisy.
D’autres régiments vont occuper
ces différentes positions. Pour le 135ème R.I., ce n’est pas dans ce
secteur qu’un tragique destin l’attend. Le général de Castelnau a simplement
décidé de l’envoyer ailleurs.
Demain, il va quitter
définitivement le Grand Couronné. Sans boule de cristal, nos amis ne peuvent
pas savoir que dans une semaine, les Allemands vont s’engouffrer entre Nancy et
Lunéville, pensant y avoir trouvé un passage vers le sud. Ce sera la bataille
de la trouée des Charmes.
Ils échoueront. Alors, du 4 au 13
septembre, ils se jetteront sur ces tranchées et ces barbelés que le 135ème
R.I. vient de renforcer. Ses travaux vont contribuer à la défaite de cette
offensive allemande.
Entretemps, le régiment aura
rencontré un autre destin. Plus au nord, en Belgique.
Mais, c’est une autre histoire.
Le Petit Journal titre, en
première page :
« Nous avons pris fortement
pied en Alsace et en Lorraine » : Nos troupes ont enlevé les hauteurs
au nord de la frontière…
« La première apparition des
Turcos en Alsace » : Les Allemands trompés par la couleur de leur
uniforme … se laissèrent approcher sans méfiance … Nos Turcos… faisaient couler
dans leurs tranchées de véritables ruisseaux de sang.
« La santé du Pape » :le
Giornale d’Italia dit que le Pape atteint d’un léger accès de fièvre, garde le
lit.
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