La caserne
Samedi 1er août 1914
Caserne Desjardins Angers.
Le colonel Georges de Bazelaire
de Saulcy, longiligne, le visage émacié, traverse la cour d’honneur du 135ème
Régiment d’Infanterie. Quelques soldats, suivent du regard la silhouette de
l’officier puis se tournent de nouveau vers le grand miroir qui jouxte le poste
de garde. Ils ajustent leur vareuse, redressent leur coiffure de biffin avant
de se présenter au sergent de permanence. Le sous-officier les toise de haut en
bas puis désigne la
sortie. Parfois, un malchanceux retourne vers sa chambrée, en
quête d’une brosse à chaussures ou d’un peigne.
En ce samedi ensoleillé, les
cafés de la Doutre vont faire le plein de soldats, engoncés dans leurs tenues
de drap, moites et assoiffés. Les Vendéens et les Bretons vont s’éviter ou se
mesurer. Ceux des villages d’Anjou sont rentrés chez eux pour aider à la
moisson.
Le Chef de Corps s’est arrêté
sous le drapeau, pensif. Hier, il était à l’Ecole Militaire, convoqué avec
quelques uns de ses pairs auprès de l’inspecteur de l’Infanterie. Près de lui,
un camarade saint-cyrien lui avait annoncé sa mise à la retraite. Les
principes tactiques de Philippe Pétain lui ont valu des ennemis au sein de
l’Etat-major. Il ne sera pas général.
Ensemble, ils avaient évoqué un
autre de leurs camarade, entré chez les trappistes à 32 ans, parti ensuite chez
les touaregs dont il étudiait la langue. Charles de Foucault était vraiment un
original au sein de cette promotion de 1878.
Bref, un peu plus jeune que
Philippe Pétain, Georges de Bazelaire a songé, lui aussi, à la retraite.
Un certain Gavrilo Princip, le 28
juin 1914, en a décidé autrement. En tuant un archiduc et son épouse, il remet
en selle tous ces colonels, les renvoie vers un destin plus glorieux ou plus
tragique.
Demain le tocsin va sonner. Lundi
ou mardi, quelques milliers de réservistes vont affluer aux portes du régiment,
confiants, presque joyeux. Ils auront embrassé leur mère et leur promise en
disant à bientôt. De cette première fournée, peu reviendront. Et ceux qui
retrouveront leurs proches n’auront, parfois, plus de lèvres pour les embrasser.
Le colonel, badine à la main,
tourne au coin du bâtiment principal et s’engage sur la terre battue d’un
terrain d’exercice. Des hommes, vêtus d’une sorte de camisole blanche, alignent
mollets et moustaches en un rang impeccable. Mains aux hanches, ils plient les
genoux en cadence, penchent le buste d’avant en arrière, trottinent sur place.
Le jeune officier qui commande le
peloton ordonne la dispersion puis se dirige vers son supérieur. Même
corpulence, même assurance, on pourrait par mimétisme confondre les deux
personnages si une génération ne les séparait pas.
Le sous-lieutenant Pierre André
de Bazelaire est le digne rejeton de son père. Frais émoulu de Saint-Cyr, promotion
« La Croix du Drapeau », il a dix-neuf ans.
-
Bonjour, mon lieutenant.
-
Bonjour, mon colonel. Mes respects.
-
Vous semblez avoir pris la mesure de vos hommes.
Je vous en félicite.
Il serait impossible à un non
initié de percevoir la moindre familiarité entre les deux hommes. Il y a
pourtant une grande affection entre les deux officiers. Georges est fier de son
fils, qui le lui rend bien. Cette famille a donné assez d’amiraux et de
généraux à la France pour qu’ils sachent reconnaître, l’un et l’autre, les signes
de leur race.
-
Pierre, votre mère vous convie à notre table ce
soir. Vous comprendrez pourquoi si je vous confie certaines informations.
-
La guerre mon colonel ?
-
Sans aucun doute. Nous recevrons demain
l’annonce officielle de la
mobilisation. Un télégramme du Ministère vient de m’en avertir. Il va sans dire que vos hommes n’ont pas à être
avertis. Laissez les profiter de quelques heures de paix.
En surface, nulle émotion. Au
profond des sentiments contradictoires.
Pour le père, une sorte de
jubilation, la possibilité de sortir enfin du désert des tartares. Lors du
désastre de Sedan, il avait douze ans. Sa ville natale, Briey, était restée
française mais se situait désormais à la frontière avec la Lorraine occupée.
Les mines de fer de la région fournissaient aussi bien les Allemands que les
Français selon leur situation, à l’ouest ou au sud de la ligne de séparation.
Dans le même temps, une inquiétude pour ce fils, fraichement diplômé, fougueux
et habité de l’esprit de revanche commun à tous les officiers de sa promotion.
Chez le fils prédomine un sentiment
de fierté. Il y a à peine deux mois il était à genoux dans la cour d’honneur de
son école. « A genoux les hommes, debout les officiers ! ». Avoir
à faire face, aussi vite, à l’ennemi de toujours, est une chance inespérée.
Monter à l’ennemi sous le commandement de son père, assuré de n’en attendre
aucun favoritisme, commander au feu, reprendre l’Alsace et la Lorraine, sont
les rêves les plus fous de ce jeune homme à la vocation bien ancrée. Un seul
regret peut-être, ténu, refoulé, cette amie de sa sœur Suzanne, rencontrée lors
du « Triomphe » de 1913. Une photo cachée, une promesse.
Ils se séparent après un bref
salut.
Le Petit Journal titre, en
première page :
« La guerre
imminente » : Le sort en est jeté…
« M. Jean Jaurès a été
assassiné hier soir, à Paris » : Paris a appris avec stupeur…
« Blessée par une
moissonneuse mécanique » :Hier, en faisant la moisson à la machine,
M. Chevalier, cultivateur à Mont-Jean, a coupé une jambe à sa petite fille,
âgée de dix mois, qui était couchée dans les blés . L’enfant a été
transportée à l’hôpital de Laval.
Dans les imprimeries nationales,
on forme des paquets avec les affiches de la mobilisation.
Il n’y avait plus que la date à
imprimer
« Le premier jour de la
mobilisation est le dimanche 2 Août 1914. »
« Tout Français, soumis aux
obligations militaires doit, sous peine d’être puni avec toute la rigueur des
lois, obéir aux prescriptions du FASCICULE DE MOBILISATION… »
à suivre...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire